Marie, Italie

Un gamin imprévisible

Marie nous fait vivre cette amitié si éphémère et si inattendue avec Totò. Chaque rencontre est un don qu’il faut savoir apprécier à sa juste valeur.

Un gosse qui m’est rentré dans le cœur. Ces derniers temps, je priais souvent pour le rencontrer car il est libre comme l’air, indépendant et farouche, si difficile à apprivoiser. Il a un regard transperçant, défiant, insolent mais empreint d’un je-ne-sais-quoi, un désir pour quelque chose de plus grand. Impossible donc, de prévoir les rencontres avec lui. Plusieurs fois nous le rencontrions dans la rue, ou bien il venait sonner au Point-Cœur, systématiquement aux moments les moins opportuns pour l’accueillir. Nous lui disions de repasser le lendemain, ce qui n’arrivait bien évidemment pas. Jamais il ne pointait le bout de son nez quand nous étions disponibles. Plusieurs fois, j’ai tenté d’aller chez lui. Peine perdue, il n’y était jamais. Petit à petit, j’ai compris que les rencontres avec Totò, étant toujours des moments imprévisibles, des moments complètement gratuits, insaisissables, dépendants de la Providence, je ne pouvais que prier et accepter d’être instrument de Dieu. Accepter de rencontrer Totò « par hasard », non pas quand je le choisis moi et apprendre à tout lâcher pour être disponible quand le moment se présente.

Un vendredi, lors de notre chapelet quotidien, égrainé sur la route des Salicelle, nous l’apercevons assis avec une bande de voyous, il nous repère de loin et nous salue. J’étais déçue de ne pouvoir l’approcher et de ne pouvoir passer plus de temps avec lui. En rentrant au Point-Cœur après nos visites dans les Salicelle, il a littéralement surgi d’un buisson, sur le trottoir quelques mètres devant nous. Je l’ai hélé, il a fait volte- face et ses yeux se sont fugacement éclairés, demi-sourire flottant sur les lèvres. Nous avons fait un bout de chemin avec lui. J’avais le cœur frémissant, consciente du caractère éphémère et surréel de cette rencontre. Il a bifurqué à un moment « per fare un servizio » (expression signifiant que je ne dois pas demander plus de détails). Cinq minutes plus tard, il était de nouveau derrière nous, haletant d’avoir couru pour nous rattraper. Nous avons encore un peu marché ensemble, lui posant toutes sortes de questions, profitant au maximum de pouvoir le connaître un peu mieux. Un vrai moment Punto Cuore, m’a dit ultérieurement ma sœur de communauté. De l’extérieur, on n’aurait vu qu’un gosse un peu voyou, blasé et impoli qui répond « bo » aux questions de deux volontaires exagérément enthousiastes. Mais nous, nous étions émerveillées de cette rencontre, aux saveurs d’un cadeau précieux.

Totò, je l’ai revu un mois plus tard, et à deux reprises, il a fait semblant de ne pas me connaître et s’est moqué de moi avec ses amis. Aïe… C’est douloureux. Moi qui me suis tellement prise d’affection pour ce gosse, voilà mon amitié rejetée et piétinée sans vergogne. La douleur m’a fait réfléchir : « Comment continuer à l’aimer si lui ne me donne rien ? » Si je cesse de l’aimer, c’est que je l’aimais pour l’amitié qu’il pouvait me donner en échange, pour l’idée, le sentiment anticipé d’être appréciée de lui. Le rejet de cette affection m’a justement appris que ce n’est pas ça aimer. Volere bene. L’expression italienne est tellement plus belle et significative. Vouloir du bien à quelqu’un. Encore plus si cela ne « rapporte » rien. Vouloir du bien à Totò parce qu’il existe.

Au moment où je n’attendais plus rien, où j’avais abandonné l’idée d’une amitié selon mon désir, j’apprends que Karen, ma sœur de communauté, l’a rencontré sur le chantier de l’Alpha Center (il y venait depuis plusieurs jours avec quelques copains pour rendre service). A l’improviste, elle l’a invité à déjeuner au Point-Cœur. J’étais tellement surprise qu’il m’a fallu lui demander à plusieurs reprises si nous parlions bien du même Totò et s’il avait vraiment dit qu’il viendrait samedi chez nous. Ce déjeuner ensemble fut un moment de grâce totale. Totò était en forme. Il avait amené son adorable petit cousin Francesco. Il était plein de prévention et de bienveillance envers lui, c’était particulièrement touchant à voir. Nous avons joué, ri, fait une partie de foot, mangé des zeppole di San Giuseppe. Quel beau moment… Pouvoir s’émerveiller librement devant ce garçon sans avoir aucunes expectatives qui ternissent le regard.