Ségolène, Chili

Señora Jacquie

Ségolène nous raconte dans cet extrait sa première rencontre avec señora Jacquie, une femme bien seule et bien isolée suite à un accident de voiture.

Je voudrais aussi vous parler d’une rencontre qui m’a particulièrement marquée ces dernières semaines. Depuis quelques temps, Señora Maria nous avait parlé d’une de ses voisines que nous devions absolument aller visiter. « Je lui ai parlé de vous parce que vous êtes exactement là pour elle, elle a seulement besoin d’une présence. » De fait, cette femme a parfaitement bien compris l’essence de notre mission. Un mois et demi plus tard, nous rencontrons enfin Señora Jacquie.

Cette femme d’une cinquantaine d’années a été renversée par une voiture il y a un an-et-demi en se rendant au travail. Elle y a perdu une bonne partie de son autonomie, de sa mémoire, de ses capacités. Ainsi, petit à petit, elle réapprend à marcher, à sortir de chez elle, à cuisiner. Elle réapprend les jours de la semaine, le nom des fruits et des légumes, le nom de ses enfants, son propre prénom… Sa première réaction, en nous voyant, est de fondre en larmes en nous disant : « Je ne veux pas être prise en pitié. » Dans la foulée, elle nous parle de sa douleur, de ne plus être capable d’être responsable de sa maison, de ne plus pouvoir travailler, d’être « inutile ». Du jour au lendemain, elle s’est retrouvée dépendante de ses enfants qui l’infantilisent en prenant bon nombre de décisions à sa place, en lui interdisant de sortir, de recevoir des visites etc… Bien sûr, elle souffre aussi de solitude, quand toute la famille part travailler et qu’elle est enfermée chez elle, à clef, de peur que quelqu’un ne rentre dans la maison et qu’il ne lui arrive quelque chose.

C’est avec une humilité déroutante qu’elle vide son sac, en demandant les mots qu’elle oublie, en racontant la réalité sans pudeur ni honte, la souffrance d’avoir appris, une nouvelle fois, la mort de son frère, la peur de chaque voiture, la joie de se rendre aux thérapies pour rigoler et parler d’autre chose, la fierté d’avoir traversé le quartier pour aller se faire vacciner, seule, face à l’impassibilité de ses enfants. Je l’écoute, en suppliant l’Esprit Saint de me donner la présence et les mots. Comme un refrain, elle me demande : « Pourquoi est-ce que j’ai survécu, pourquoi est-ce que je vis, pourquoi à moi ? » Mais comme un bourdon, elle me parle aussi de la seule cause possible de sa survie, de ce retour sur terre : Dieu, sa prière. Quel mystère de la souffrance…

Quelle patience ne faut-il pas pour apprendre à être « inutile », comme elle dit, à vivre gratuitement, à se laisser aider et aimer ! Quel mystère de la présence également, en voyant son visage s’éclairer progressivement, en la voyant rire, en l’écoutant soudain parler de son potager qui la passionne ! Elle finit par me confier : « Oh, si j’avais su que vous étiez là, je ne serai pas venue. J’aurais dit “oui oui j’arrive” et je ne serais pas venue. Qu’est-ce que je n’aurais pas raté ! Vous avez changé ma journée. Alors que je pleurais depuis ce matin, vous m’avez permis de rire et de retrouver la joie. »

Quelques jours plus tard, je la croise en passant devant sa maison, juste le temps de voir son visage s’illuminer en l’entendant me dire qu’elle se rappelle à chaque instant de notre visite, elle qui oublie jusqu’à son prénom. Je la confie tout particulièrement à votre prière !