Les plus pauvres nous montrent la voie
C’est en se battant pour retrouver les corps de Yorgos et de Christos qu’Anaïs perçoit qu’ils lui indiquent le chemin pour lever les yeux vers le ciel.
En ce tout début d’année, nous partons avec Alexiane dans le centre d’Athènes, à la rencontre de nos amis de la rue. C’est l’une des journées les plus froides de l’année, et le thé que nous avons préparé ne suffit pas à réchauffer nos amis, encore moins leurs cœurs.
Eirini gît sous un amas de couverture. Elle ne souhaite pas parler aujourd’hui mais, en comprenant que c’est nous, elle sort sa tête et nous confie : « Yorgos est mort ». Une semaine auparavant, nous avions tenté de lui rendre visite à l’hôpital, sans succès, nous avions arpenté tous les couloirs, impossible de le trouver. Il s’en était probablement déjà allé.
Je reste silencieuse, émue par la nouvelle. Nous la quittons. Nous traversons la place de l’université, et deux-cent mètres plus loin, nous arrivons au repaire de Christos. Son déambulateur est rangé et, un jeune homme affamé dévore des morceaux de poulet comme une bête. Je m’approche de lui et lui demande où se trouve notre ami : « Il est mort le 1erjanvier, il ne s’est pas réveillé ».
C’est dur. Je ne sais comment l’expliquer, mais ces deux personnes comptent beaucoup pour moi et pour de nombreux volontaires déjà passés par là.
À la fois, je me rends compte que je ne connais presque rien d’eux. Ce sont de petits instants partagés durant ces quatre dernières années, qui m’ont fait découvrir leur humanité et qui ont réveillé la mienne. Je me souviens d’une demande pressante de Christos qui, un jour, m’avait confié aimer dessiner. Je lui avais apporté des pastels et un bloc de papier, et avais patiemment attendu qu’il se mette à l’œuvre : il m’avait offert ses deux premiers dessins, qui sont toujours affichés dans notre appartement.
Quelques jours plus tard, je me rends à l’hôpital pour tenter de retrouver le corps de Yorgos et nous assurer qu’il pourra bénéficier de funérailles. À l’accueil, quelques indications me sont données : je ne suis pas de la famille, il faut aller au commissariat du quartier, remplir une autorisation et revenir pour l’identification. Arrivée au poste de police, je toque à plusieurs portes avant de comprendre que personne ne pourra m’aider. Ils me renvoient vers l’hôpital. De retour là-bas, c’est auprès des assistantes sociales que nous sommes envoyées. Dans un dédale de couloirs, puis de bureaux, nous trouvons la responsable de notre ami. Elle attend les recherches de la police pour tenter de retrouver la famille de Yorgos et leur demander de prendre en charge la cérémonie. Cela prend du temps, et nous n’aurons pas d’informations avant plusieurs semaines, probablement. Elle prend nos contacts et nous promet de nous appeler dès qu’il y aura du nouveau.
En parallèle, ce sont les mêmes démarches que nous débutons pour Christos. Cette fois-ci, dans un autre commissariat de la ville, l’accueil est plus chaleureux. Au moins, je reçois quelques informations et, notamment, le contact des pompes funèbres. Finalement, j’apprends, en leur passant un coup de fil, que le corps de Christos se trouve dans un autre hôpital, où nous nous rendons. À nouveau, nous cherchons l’assistante sociale, qui nous confirme qu’une personne inconnue a été internée en cardiologie le 1er janvier. Il n’a pas survécu. Sa responsable nous informe que les démarches des funérailles prendront du temps, peut-être deux mois. Son corps a ensuite été envoyé à la morgue puis, nous avons appris que deux de ses sœurs ont été retrouvées, mais elles ne souhaitent pas prendre en charge les obsèques. Il faudra à nouveau attendre.
Pour Yorgos, c’est une question de jours semble t-il. Les pompes funèbres attendent de trouver une place dans un cimetière, c’est l’hôpital qui prendra en charge la cérémonie. Nous espérons pouvoir y être présents, et offrir à Eirini la possibilité de se recueillir auprès de notre ami. Elle est particulièrement paisible. L’autre jour elle nous confiait : « Enfin, il repose en paix ».
Toutes ces recherches, ces heures passées à recueillir la moindre information, ces kilomètres parcourus dans les hôpitaux d’Athènes, ces portes fermées, ces regards étonnés quand je tente d’expliquer que Yorgos et Christos étaient des amis. Tout cela n’a fait qu’augmenter mon amour pour eux et la reconnaissance que je leur porte. Morts de froid, de maladie, conséquences de trop d’années passées dans la rue, des marques de la drogue et de l’alcool… je ne sais pas bien. D’ailleurs, je n’ai pas ressenti d’injustice ni de révolte. Comme Eirini, je comprends qu’il faut lever les yeux au Ciel.
Vraiment, les plus pauvres nous montrent la voie.