Thibaut, Chili

Des vêpres de fou

Ami après ami, la chapelle de la Ensenada se remplit pour laisser s’élever des vêpres cacophoniques mais habitées par la présence de ces plus petits.

La mission nous offre une certitude, c’est que tout peut arriver. Un soir une amie du quartier, la Señora Sebastiana arrive pendant la permanence. Je la salue et je lui propose d’entrer, mais je sentais que ma mission première était de rester avec les enfants. Elle ne s’indigne pas, elle va s’asseoir dans la salle et regarde les enfants jouer. Quelle humilité ! Quand j’ai compris par la suite la raison de sa visite, combien plus grande encore j’ai trouvé son attitude toute pauvre, acceptant qu’on ne l’écoute pas tout de suite et que les enfants passent d’abord.

Une fois la permanence terminée, je m’approche d’elle. Tout sort un peu vite, un peu confusément, avec beaucoup de larmes. Son petit-fils, qui a un an, allait être opéré le lendemain. Je lui propose d’aller dans la chapelle. Que dire ? Parfois le silence est encore plus beau, être juste là, sans chercher à remplir le vide, l’accompagner tout simplement lorsque, devant le tabernacle, elle s’est mise à verser toutes les larmes de son corps. Elle suppliait, avec une foi immense : « Si tu le veux Seigneur, il sera sauvé ». Deux amis venaient ce soir-là, Nestor et Marc Aurelio, le père et son fils, soixante-dix et cinquante ans. Plus joyeux assurément que la Señora Sebastiana, mais pas moins seuls. Chaque mois, ils viennent au Point-Cœur de la Ensenada et vont également visiter les deux autres maisons de Points-Cœur au Pérou. Quelqu’un m’a un jour confié qu’ils avaient invité Points-Cœur pour leur anniversaire. En arrivant, ils se sont rendus compte qu’ils n’y avaient qu’eux comme invités. Je laisse Señora Sebastiana dans la chapelle pour aller les saluer, leur bonheur est au comble. J’avais deux enfants devant moi qui riaient aux éclats, que c’est bon de contempler une pareille simplicité.

Peu avant d’aller prier les vêpres, aux alentours de 18h30, quelqu’un toque à la porte. C’est Santiago, ou Santi. Santi est un homme qui a été renversé deux fois de suite par une voiture étant petit. Depuis, il est complètement atteint mentalement. Il nous demande seulement de l’eau, « agua, agua ,» avec une voix rauque peu audible. Et dans un éternel rituel, une fois son verre en main, il s’éloigne un peu, boit une puis deux gorgées puis verse le reste de son verre sur la terre. Peut-être comme les vieilles traditions péruviennes où il faut jeter la fin de la boisson en hommage à la terre ? Je ne saurais dire et lui demander serait peine perdue… Après avoir terminé son rituel, Santi rend le verre, nous serre la main et repart. Mais ce soir-là, il est entré dans la maison et s’est assis avec nous. Surpris mais heureux, nous l’avons accueilli.

L’heure des vêpres finit par arriver et tous, avec Santi, nous rejoignons Señora Sebastiana dans la chapelle. Commence alors l’incroyable cacophonie, Nestor qui chante à plein poumons et pas très juste, Santi qui s’exprime par des bruits rauques et saccadés, Señora Sebastiana qui laisse échapper parfois sa plainte, et nous, qui tentions tant bien que mal de donner un peu de beauté au chant. J’étais hilare et je tentais vainement de le cacher. Mais, intérieurement, je sentais aussi que je vivais un des moments forts de ma mission, c’était le radeau de la méduse, la bande des bras cassés et une joie immense emplissait notre petite chapelle. Il y a vraiment quelque chose de grand chez les plus petits.