Amaëlle, Pérou

Perché en haut du mur

Amaëlle, en mission au Pérou, profite du confinement pour s’arrêter et contempler son quartier, nous faisant entrer dans l’atmosphère si particulière de ses ruelles. Au détour d’un coin de rue, elle nous présente des amis qui rythment son quotidien.

Je suis perchée en haut du mur de la façade du Point-Cœur, on y accède par le toit, notre terrasse à l’air ressourçant dans ces temps de confinement. Je regarde la rue. Tout le monde, chacun devant sa porte, respire un moment l’air qu’ils n’ont pas dans leurs maisons étroites et papotent des heures durant. Juissa me salue en criant : “Que buena tu vida !” (Quelle belle vie !). Juissa est sans doute la femme la plus effrontée que j’ai connue. Une dame sans vergogne qui crie allègrement quand elle a envie de crier allègrement. Cette simplicité me fait sentir bien à ses côtés. Deux semaines après mon arrivée, on avait été ensemble à l’hôpital parce qu’elle s’était fait rouler sur le pied par une moto-taxi pendant qu’elle travaillait. C’était un très chouette moment. Elle m’initiait avec toute sa sincérité à la vie du quartier. Finalement, on y est retourné quatre fois à l’hôpital sans jamais réussir à avoir de RDV. Son pied a fini par se rétablir (plus ou moins) tout seul avec le temps. C’est souvent le cas pour les cancéreux aussi dans les hôpitaux publics péruviens.

Je regarde toujours la rue. La lumière commence à baisser, l’horizon est rose du soleil qui se couche. Il est un peu plus de 18h, l’heure du couvre-feu. Les gens commencent à rentrer dans leurs quintas (ces couloirs plus ou moins grands, ouvrant sur un ensemble de maisons). Les dealeurs du coin de la rue, eux, commencent à sortir. Ils s’organisent différemment depuis le couvre-feu, se dispersent plus d’un angle à l’autre, y’en a certains qu’on ne voit plus mais les odeurs enivrantes passent fidèlement le pas de notre porte et du haut de mon toit je salue D. , R. , A. , J. , N. , P. parfois, L. un peu moins ces derniers temps. Leurs gueules tristes et leurs corps aux aguets cherchent je ne sais quoi, et au fil des heures qui passent, ils enfoncent un peu plus le trésor de leur vie dans la Nuit, devenue leur prison.

Certains mômes jouent encore dans un moto-taxi vide et autour d’un poteau en haut duquel ils accrochent le plus petit de la bande, Fabiano qui a deux ans. Et celui-ci se laisse glisser, tout heureux, jusqu’à retrouver le macadam de son enfance. Je vois leurs silhouettes courir d’un trottoir à l’autre, tomber et se relever de suite, sans chialer. J’ai envie de glisser du haut de mon toit moi aussi et de rejoindre leur macadam et leur enfance !

Parfois, la police qui, depuis le confinement, circule dans les rues avec les militaires armés dans des convois allant jusqu’à deux voitures et quatre Pick-Up, arrive dans la cuadra. Ils débarquent, les gyrophares grinçants et tout le monde court dans sa quinta ou dans celle la plus proche. Certains enfants ont déjà très peur des cachacos (les flics).C’est le cas de Facundo, le joueur de cajon dont je vous parlais dans ma première lettre. Pour lui, c’est presque une phobie. Même en temps normal, quand la police arrive, il court à l’intérieur du Point-Cœur pour se réfugier et pleure par peur de se faire embarquer, je ne sais pas pourquoi. Faut dire que, les autres enfants plus grands en profitent pour le charrier et lui faire croire qu’ils viennent pour lui. Quelle vie pour avoir aussi peur de la police à cinq ans…

Il y a un peu moins d’un mois, je visitais Stéphany, sa maman, et j’apprenais que lui, de temps en temps, visitait son père, en prison depuis deux ans pour avoir volé. Comme je vous disais dans ma première lettre, cette femme qui, au premier abord semble souvent éteinte, fermée, m’a, depuis le début, silencieusement interpellée. Ce mardi-là, quand elle a accepté ma présence au seuil de sa porte toujours ouverte, je jubilais. Dans l’interstice de nos différences, elle m’offrait une rencontre que j’attendais depuis si longtemps. Au début on parlait à peine et je jubilais déjà. Sa simplicité et sa présence me suffisaient. Elle avait peut-être pas plus que ça envie de causer, c’était moi qui avais envie de lui confier un peu de ma vie. Puis, petit à petit, elle m’a aussi confié un peu de la sienne. À ce moment-là, en ouvrant son cœur elle apaisait ma soif d’aimer et d’être aimée, cette soif qui s’est écrite en filigrane des amitiés.

Je lui parlais de ma famille, elle me présentait un peu la sienne.

Je lui causais un peu de mes rêves, elle me questionnait sur mes choix.

Je lui disais mon idéal, elle me parlait de l’injustice.

Stéphany a trente-cinq ans. Elle vit avec ses six enfants : Jordan, Dennys, Ivan, Alexa, Facundo et Fabiano, son frère handicapé, Alex, et sa mère, Suleyma, dans trois petites pièces. Chacun de leurs noms est écrit sur la porte d’entrée, celle qui est toujours ouverte.