Anaïs, Grèce

Josiane et Geneviève

Alice nous raconte cette première rencontre avec Josiane qui la poussera à l’accompagner jusqu’à la fin de sa vie.

Tout début décembre, je reçois un appel de Geneviève, une dame française de quatre-vingt-douze ans, que j’avais croisée à un groupe de prière l’an dernier. Elle s’est souvenue du Point-Cœur et nous appelait en désespoir de cause. Sa grande amie Josiane a un rendez-vous médical important cette semaine, et aucun de ses enfants n’est prêt à l’accompagner. Je me mets à disposition, heureuse de rencontrer une potentielle nouvelle amie, sans me douter que ce oui allait nous engager dans une aventure qui allait très vite nous dépasser.

Quelques jours plus tard, nous voilà embarquées dans sa petite twingo bleue. Josiane a aujourd’hui une biopsie, les médecins suspectent un cancer du pancréas. Après l’examen, elle est amenée en salle de réveil, j’attends encore quelques heures avant de pouvoir la raccompagner. Les hôpitaux publics étant dans un piteux état suite à la crise économique et à la pandémie, Josiane a dû donner toutes ses économies pour payer cette biopsie. En sortant, elle me glisse à l’oreille : « Si les résultats sont mauvais, je n’ai plus un sou pour payer l’opération. »

La semaine d’après, elle me demande à nouveau de l’accompagner. Les médecins l’ont appelée, ils ne peuvent lui donner les résultats par téléphone. Le lendemain matin, sous des trombes d’eau, nous arrivons à l’hôpital. Je suis heureuse d’être là, je l’aurais mal imaginée vivre cela seule. Nous avons rendez-vous avec un cancérologue. En entrant dans le cabinet, je suis un peu gênée et je n’ose pas passer le pas de la porte. C’est la deuxième fois que je rencontre Josiane, et je m’apprête à vivre un moment très important de sa vie. Le médecin me demande si je suis sa fille, je lui réponds par la négative. À cet instant, Josiane me coupe la parole, me prend le bras, et me fait asseoir à ses côtés. « C’est une très chère amie », répond-elle. Mince, il manque des résultats. Je repars en courant les chercher chez elle, armée toujours de la petite voiture bleue.

Moins d’une heure aura fallu pour que je revienne. Le médecin nous reçoit à nouveau. Le verdict tombe. C’est un cancer avancé du pancréas, il faut opérer au plus vite car les métastases risquent de se répandre partout. Notre amie a quatre jours pour rassembler trois mille euros, les douze mille euros restants pourront être payés ultérieurement. Sous le choc mais pas vaincue, Josiane sort. Elle doit donner une réponse au médecin. Alors, calmement, la main cependant tremblante, elle rassemble toutes ses forces et commence à appeler ses amies. Elle explique à chacune qu’elle va mourir si elle ne reçoit pas cette opération au plus vite. Je l’écoute, assise à côté d’elle, tentant de l’encourager au mieux malgré l’émotion qui me gagne. La somme est vite trouvée, la date de l’opération fixée. Je la raccompagne.

Le lendemain après-midi, je reçois un nouvel appel de Geneviève. Josiane est tombée dans la rue en revenant des courses, et dans l’ambulance, elle criait : « Appelez Anaïs. » Je pars pour les urgences où j’attends encore quelques heures avant de retrouver notre amie. Bouleversée par la nouvelle, elle n’a pas fait attention, il pleuvait, ça glissait. Elle vient de se casser le col du fémur. Je récupère son chariot de courses, repart chez elle pour y déposer ses vivres. Je croise son fils, surpris de me voir. Je lui donne des nouvelles de sa maman, il semble inquiet. Deux jours après, nous partons lui rendre visite. Cette fois, je ne suis plus seule. Les visites sont possibles, une personne à la fois. Josiane sera opérée en début de semaine du col du fémur. Elle a aussi des nouvelles concernant son autre opération, qu’elle a reportée. En effet, une de ses cousines l’a appelée, lui déconseillant d’être suivie par ce cancérologue : « Un vrai charlatan, qui a opéré mon mari et a demandé toujours plus d’argent. »

Après l’opération, Josiane récupère vite. Aidée d’une de nos amies dans les gestes les plus quotidiens, elle se bat pour se remettre sur pied et repartir pour la prochaine opération. Finalement, c’est dans un hôpital public spécialisé en oncologie qu’elle sera suivie. Son fils a refusé de vendre la maison familiale sur une île grecque pour payer l’opération. C’est son héritage, la maison est à son nom, il refuse. Sa fille, qui semble un peu plus présente, ne souhaite pas qu’elle soit opérée à l’hôpital public. C’est là où son père est décédé d’un cancer des poumons il y a presque vingt ans. Mais Josiane lui explique au téléphone qu’elle n’a pas d’autre solution. Nous lui rendons visite ce jour-là, quand sa fille se met à pleurer au bout du fil : « Maman, si tu pars, comment je vais faire avec mon frère ? C’est moi qui dois hériter de ton appartement, mais lui y vit toujours, je n’arriverais pas à le mettre dehors. » Josiane raccroche, très émue. Nous sommes bien remontées devant cette incapacité à aimer et à accompagner leur maman. Mais la colère passe vite, Josiane a besoin d’être consolée et encouragée. « Josiane, il est l’heure de vous battre pour votre santé, pour votre vie. La priorité est de reprendre des forces en vue de la prochaine intervention, non d’en perdre ! »

Quelques semaines passent et l’opération a lieu. Au téléphone, deux jours plus tard, c’est d’une voix très faible qu’elle me répond. Elle n’a pas la force de tenir la conversation. Je l’assure de nos prières. Puis nous apprenons qu’elle est entrée en soins intensifs peu de temps après. Impossible de lui rendre visite, nous avons pourtant tout essayé. Nous sommes même allées donner notre sang dans l’hôpital, pour nous perdre ensuite dans les couloirs. Karolina a bien essayé de braver les infirmières, les médecins, puis les services de sécurité qui l’ont raccompagnée à l’accueil. Ses enfants ne sont jamais venus, prétextant qu’elle était de toute façon inconsciente. Deux semaines plus tard, nous apprenons douloureusement son décès. Nous avons pu être à l’enterrement, un moment bien lumineux.

Geneviève, que nous avons beaucoup accompagnée en parallèle, était très émue par la perte de sa meilleure amie. Elle est devenue aussi une amie : elle nous a accompagnées dans toutes nos démarches et nos visites par ses chapelets récités en communion avec nous et spécialement Josiane. Elle aussi est tombée la semaine dernière. Elle n’a pas supporté l’opération, elle s’est éteinte il y a deux jours. Lors de notre dernière rencontre, elle nous remerciait d’avoir été présentes tous ces derniers mois.

C’est un des aspects bien mystérieux de la mission d’être guidées vers les personnes au moment le plus crucial de leur existence. Il était beau de voir l’engagement de chacune à ne pas compter les heures d’attente à l’hôpital, les nombreux allers retours, les courses et les petites attentions offertes. Ces derniers mois furent riches de ces expériences de mise à disposition totale pour l’autre. C’est d’une grande exigence, puisque cela nécessite un don total de nous-mêmes sur une période très intense, puis la personne nous est comme retirée pour rejoindre la maison du Père. Une disponibilité totale à Sa volonté. Un grand Mystère.